De scientifique à entrepreneur : comment trouver son rythme ?
La Fête des Startups d'Inria Startup Studio a exploré le passage de recherche à entrepreneuriat autour de 3 tables rondes et d’un keynote. Compétences, financements, succès ou réorientation, ces échanges ont mis en lumière le partage d’expérience afin de permettre aux entrepreneurs de résoudre les défis liés à la création d’une startup deeptech numérique. Pendant cette troisième table ronde, Emmanuel Vincent, Pierre Fillard, Manuel Davy et Margot Corréard soulignent les nuances entre le développement à long terme des solutions innovantes et la nécessité de s'adapter à un marché en évolution rapide.
Si la recherche et l’entrepreneuriat font face aux mêmes difficultés à se financer et partagent le même but, à savoir trouver des solutions aux problèmes du quotidien, ils diffèrent sensiblement dans leur rapport au temps. Explications avec :
- Margot Corréard, co-fondatrice de DiagRams Technologies
- Manuel Davy, fondateur et CEO de Vekia
- Pierre Fillard, co-fondateur et CSO de Therapixel
- Emmanuel Vincent, co-fondateur de Nijta
Un défi temporel
Comment concilier un travail de recherche qui s’inscrit nécessairement dans le temps long, et la gestion d’une startup plongée dans un écosystème où tout va très vite ? C’est à cette difficulté que sont confrontés de nombreux porteurs de projet accompagnés chaque année par Inria Startup Studio, à l’instar d’Emmanuel Vincent, Directeur de recherche au sein d’Inria Nancy et Co-fondateur de Nijta, startup spécialisée dans l’anonymisation de la voix : “Au départ, nous avons monté un projet de recherche avec Inria Lille, afin de construire un assistant vocal éthique et respectueux de la vie privée.
Dès 2018, nous avions dans ce cadre recruté Brij Srivastava, qui était alors doctorant. Après de nombreux échecs, nous avons pu aboutir à une solution fonctionnelle en 2021, qui sert de base à Nijta, dont Brij est aujourd’hui le CEO. Mais avec le recul, ce développement me semble plutôt rapide, puisque je vois des technologies sur lesquelles j’ai travaillé il y a vingt ans qui commencent à peine à trouver des débouchés aujourd’hui !”
Garder le cap
Un témoignage dans lequel ont pu se retrouver les autres entrepreneurs participant à la table ronde. Ancien d’Inria Saclay, Pierre Fillard fête ainsi cette année le dixième anniversaire de Therapixel, entreprise dont il est le cofondateur et le responsable scientifique, et qui a connu plusieurs développements avant de se spécialiser aujourd’hui dans la détection des cancers du sein. “Entre 2013 et 2017, nous avons développé une technologie d’imagerie médicale pouvant être utilisée sans contact, et donc lors des opérations en environnement stérile. C’est un développement très long, d’autant plus dans le secteur médical, où rien n’est laissé au hasard. En 2017, nous avons eu l’opportunité de participer à des concours axés sur la détection des cancers du sein et du côlon. Le fait de remporter le premier nous a poussés à pivoter, alors que notre technologie répondait à une problématique majeure : sur 1000 dépistages, un radiologue détecte en moyenne 5 cancers. Grâce à l’IA, nous lui faisons gagner un temps précieux.”
Aujourd’hui, Therapixel emploie près d’une cinquantaine de personnes, mais reste en quête de rentabilité. “Ces dix ans me font l’effet de montagnes russes, avec tous ces hauts et ces bas. Notre technologie répond à un problème de société immédiat, et qui va en s’amplifiant. Il faut garder le cap, continuer à mobiliser ses investisseurs, ses collaborateurs et ses clients autour de cet objectif de long terme, quand bien même il est difficile de garder le mental et l’énergie des premières années. Après dix ans, l’euphorie est retombée, et j’en retiens qu’il faut toujours se méfier et ne pas être trop optimiste. Pour faire face aux difficultés, il faut surtout avoir foi en ce que l’on fait et avoir confiance en ses capacités !”
La route vers la rentabilité
“J’ai une bonne nouvelle pour Pierre, nous n’avons été rentables qu’après quatorze ans”, s’est alors empressé de rassurer Manuel Davy, Fondateur et CEO de Vekia, startup spécialisée dans l’analyse et le pilotage des stocks d’entreprise. “C’est un sujet “core business”, qui impacte directement le chiffre d’affaires et la satisfaction des clients de l’entreprise. Le machine learning est capable d’offrir des résultats considérables en la matière, d’où notre spécialisation dans la supply chain. Nous avons fait plusieurs générations de logiciels et levé 14 millions d’euros au total depuis notre création, mais notre plateforme SaaS n’a véritablement trouvé son marché que depuis deux ans !
Auparavant, nous étions en compétition avec des solutions d’entreprise qui avaient un périmètre fonctionnel plus large que le nôtre”, analyse Manuel Davy, qui partage le constat de Pierre Fillard : “il faut avoir une foi indéfectible en ce que l’on fait pour avancer contre vents et marées. L’optimisme et l’espérance peuvent être dangereux. J’ai eu la chance d’avoir à mes côtés des gens qui avaient cette foi, et qui ne comprenaient même pas toujours pourquoi cela n’allait pas plus vite. En vérité, nous avons mis du temps à comprendre que, lorsque l’on fait de l’IA sur un sujet core business, l’enjeu n’est pas tant technologique, mais managérial : comment embarquer le staff et les opérationnels pour leur faire adopter une nouvelle façon de travailler.”
L’équilibre du temps long
Un travail d’évangélisation qui prend du temps, et qu’a bien connu Margot Corréard, co-fondatrice de DiagRams Technologies, startup qui édite un outil de maintenance prédictive à partir des données des automates et logiciels utilisés en usine : “Je suis une ancienne chargée des partenariats et des projets d’innovation d’Inria, impliquée dans les relations entre les industriels et les chercheurs. En tant que tel, j’ai bien fait mon travail de benchmark au moment de lancer DiagRams, et j’ai été stupéfaite par la différence de maturité entre les pratiques réelles et ce que les entreprises partagent auprès de la presse ou des chercheurs ! Commercialement, il est alors très difficile d’arriver avec une technologie mature, sans prendre le temps d’éduquer le marché. Les attentes des directeurs de l’innovation diffèrent sensiblement de celles des opérateurs dans les usines, qui privilégient leur sécurité et la robustesse de la solution à son côté innovant !”
Après de très nombreuses itérations de ses plaquettes commerciales, DiagRams a été confronté à une autre problématique : “Les industriels ne vont pas acheter un service ou un produit sans connaître son ROI. Là encore, il faut prendre le temps de mettre en place des POC et d’évangéliser, là où nos investisseurs voudraient des ventes…”
En effet, le temps long du développement d’une offre innovante se heurte souvent sur le court terme à la recherche de rentabilité. L’enjeu pour l’entrepreneur est d’aligner les intérêts divergents : “Il faut créer une histoire, mettre en place des étapes et se projeter de manière réaliste”, indique Pierre Fillard, rejoint par Emmanuel Vincent, qui comme lui, “ne voit pas le temps passer.” Comme la recherche, l’entrepreneuriat est un apprentissage constant, avec ses bons et ses mauvais jours. Et si le fait d’être aux commandes rend tout plus intense selon Margot Corréard, l’important est “de trouver un équilibre, mais surtout d’oser pour ne rien regretter par la suite !”
Clément FAGES
Date de publication : 16/02/2024